L’Usine-Monde

L’article ci-dessous est le premier d’une suite de quatre textes issus de réfléxions sur la période actuelle. Nous ne sommes ni des économistes ni des sociologues et si nous essayons de comprendre l’état actuel de la production c’est pour pouvoir saisir l’ampleur de la crise et de ce qui va nous retomber dessus. Nous souhaitons discuter des tendances et des contradictions qui traversent la société, pour comprendre où en est le prolétariat et savoir quelles sont les possibilités de révoltes à travers le monde.

Les effets de la crise du Covid sur la production et sa circulation font apparaître nettement le fonctionnement mondialisé de la chaîne de production. La fabrication des voitures, des maisons, des ordinateurs, des stylos ou de n’importe quelle marchandise nécessite le travail de prolétaires de tous les continents. Le système capitaliste a créé un attachement commun aux prols de tous les pays : nous faisons partie de la même usine-monde. Pas une vie, un corps, un désir n’est emprisonné par le processus de l’exploitation de l’Homme par l’Homme. La somme de l’énergie gaspillée à construire de la camelotte pour faire du profit est titanesque. Nous sommes des millions, chaque seconde, à nous lever pour faire tourner la machine à profit. Cette usine tourne tout le temps et partout. Dans les airs, dans les océans, dans les forêts les plus reculées, dans l’espace, dans les montagnes, dans les villes et les campagnes. C’est aussi une faiblesse de la dictature totale de l’argent et du travail qui règne sur le monde : un changement à un endroit précis a des répercutions sur toute la chaîne.

« A l’origine, le mode de production fondé sur le capital est parti de la circulation, qu’il crée la circulation comme sa propre condition, en posant aussi bien le procès de production immédiate comme élément du procès de circulation que le procès de circulation comme phase de l’ensemble du procès de production. » 
Karl Marx, Grundrisse, chapitre 3, éd. 10/18, p. 65.

Puisque la chaîne de montage est mondiale, le transport a pris une place prépondérante. Les marchandises circulent en flux tendu, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de stock disponible dans les entrepôts, ce sont les camions, tankers, avions qui deviennent des entrepôts mobiles. La fermeture des frontières en Chine et notamment de ses énormes ports a eu pour effet de ralentir drastiquement le transport maritime créant un gigantesque bouchon forçant le ralentissement de la production mondiale. Ce goulot n’a, depuis, pas du tout été résorbé et a eu comme conséquence l’augmentation du prix du transport d’un conteneur de plus de 500% depuis 20201. A cela s’ajoutent des guerres économiques pour obtenir les matières premières productrices d’énergies.2

Des régions entières dédiées à la fabrication de camelottes diverses ont été obligées de fermer temporairement puis de relancer précipitamment la production pour rattraper le profit perdu. Ce qui donne une augmentation soudaine des marchandises en circulation dans un circuit déjà bien bouchonné. D’autant qu’une grande part des travailleurs dans le monde n’est toujours pas vaccinée et que les vagues de contamination se succèdent encore. Tous ces retards pourraient donc fortement diminuer les ventes massives aux États-Unis et en Europe prévues pour les fêtes de Noël.3
 

« Les nouvelles de Chine indiquent qu’en raison du manque d’approvisionnement en énergie, de nombreuses usines de production sont contraintes de ne travailler qu’un jour par semaine ; les six autres jours, elles restent fermées. […] La méthode de travail « open four and stop three » (ouvrir quatre jours et fermer trois) est considérée comme optimale. Cependant, le prix du charbon est trop élevé, et les contrôles de la consommation d’énergie, qui aboutissent à un quota, sont trop stricts. Soixante-dix pour cent des centrales électriques utilisent du charbon pour produire de l’électricité. Avec l’augmentation du prix de cette matière première, elles ne sont plus rentables. »

Angry Workers – The specific character of today’s crisis 4

Paquebots bloqués en mer après l’engorgement du Canal de Suez et du bateau Evergreen en mars 2021.

Heureusement pour l’économie, les patrons veillent au grain : pour la relance, on augmente les cadences ! La relance en grande pompe de l’économie a grippé les rouages de l’usine-monde déjà bien rouillés, en témoigne la difficulté de faire tourner les usines à plein régime tout en permettant la circulation de la marchandise. Loin de permettre l’abondance, la structure même du capitalisme produit ses propres phénomènes de crise.

Qu’elle soit économique, financière, écologique… la crise est constamment utilisée comme excuse pour intensifier l’exploitation des travailleurs. Pourtant la crise est partie intégrante du mode de production capitaliste, elle est sa nature même et lui permet de se renouveler, comme la nature même d’un virus est de muter. Il n’y a pas de catastrophe isolée, il y a le système capitaliste comme catastrophe permanente, avec des pics d’intensité. La classe bourgeoise, exploiteuse, capitaliste, gestionnaire pense ce mode de production comme infini pour défendre son intérêt qui lui est propre. Pour tenter d’empêcher que la société ne soit « bloquée », pour sauver le mode de production capitaliste, différentes stratégies sont mises en place : blinder l’appareil répressif, invoquer l’alliance nationale et la guerre, faire des prêts à taux zéro, distribuer de l’argent aux entreprises, aux banques et aux consommateurs… en attendant que ça passe.

« [L’Etat] se trouve en butte à une difficulté double : il est dans la nécessité de distribuer la plus grande part de la plus-value collective qu’il a ponctionnée aux capitalistes ; ces derniers, en butte à la baisse continuelle des profits, ont en effet sans cesse besoin de nouveaux capitaux à réinvestir pour en générer du profit, etc., sur une échelle toujours plus large. Mais dans le même temps, l’État se trouve dans l’obligation d’assurer la reproduction de millions de travailleurs employés ou exclus de la production, qui dépendent de lui : et il ne peut le faire qu’en leur remettant une part là-encore croissante de la plus-value collective »
Harry Cover, Le serpent de mer. Les bonds de l’État.5

Le capitalisme depuis les années 70 s’est réorganisé notamment à travers une division mondiale de la production (délocalisation massive des productions à faible valeur ajoutée vers des pays où le coup de la main d’œuvre est plus faible) et une automatisation de plus en plus forte notamment dans les pays où le capitalisme est le plus avancé. Ces deux nouveaux développements ont permis aux capitalistes d’augmenter de manière phénoménale leur capacité à produire des marchandises et donc leurs profits. Cette réorganisation a eu pour effet d’augmenter significativement le nombre de prolétaires sans emploi là où les usines ont été délocalisées et en parallèle de voir le nombre de prolétaires grimper en flèche à l’échelle mondiale. Encore faut-il pouvoir écouler toutes cette marchandise, car le contrecoup de cette augmentation de la production est qu’il est nécessaire pour les capitalistes de trouver en permanence de nouveaux débouchés pour écouler les stocks. Sans acheteur pas de profits. Le prolétariat est organisé non seulement en armée de producteurs mais aussi en armée de consommateurs.

Pour garantir qu’on pourra continuer demain à produire mais aussi à consommer, les États ont différentes stratégies selon les contextes, les périodes et les rapports de forces des classes. Un État plus riche pourra chercher à organiser la reproduction de notre force de travail à travers des aides sociales diverses (toujours largement à travers une simple redistribution d’une partie de nos salaires), quand un État dans un pays plus en difficulté économiquement se servira de la force pour imposer la paix sociale et mettre tout le monde au travail. Bien sûr ces options ne sont pas exclusives et s’entremêlent en permanence, toujours dans le même but, nous faire bosser et empêcher la révolte.

« Mais quand le tyran ne peut rien offrir d’autre que la misère, la terreur et la mort à ses sujets, l’ambiance se fait bizarre et les yeux des opprimés se dirigent vers lui. Dans cette situation le prolétariat n’hésite pas à prendre les armes. La multiplication des révoltes et l’augmentation de leur intensité est inévitable. » 

La flamme des banlieues. Prolétaires Internationalistes

Départ en manifestation à Cadix après des grèves massives dans le secteur de la métallurgie. 20 000 personnes étaient présentes ce jour-là.

En Europe, le mouvement ouvrier traditionnel étant détruit à cause d’une réorganisation du monde du travail (uberisation, isolement, éclatement des grandes concentration de travailleurs), les anciennes organisations liées au prolétariat sont maintenant complètement intégrées à l’État. Les luttes qui émergent des « bastions » syndicaux sont cadrées et ne revendiquent qu’un meilleur aménagement de l’exploitation et non sa destruction, c’est une impasse de laquelle les travailleurs ressortent perdants à coup sûr. Les vautours de gestionnaires sont nombreux, ils cherchent d’une façon ou d’une autre à renforcer l’Etat. Malgré certaines querelles qu’ils mettent en scène sur les plateaux télé, peu importe leur couleur politique ou leur pseudo radicalité, leur combat reste celui de préserver la paix sociale, l’économie et donc l’ordre capitaliste. 


Néanmoins la période dans laquelle nous vivons créée une grande instabilité politique, économique et sociale. Dans cette sorte de chaos apparaissent des vagues de soulèvements qui sont de plus en plus proches les unes des autres. De Hong-Kong aux États-Unis, de la France au Chili, en passant par le Liban, des révoltes ont lieu s’attaquant notamment à la police et parfois aux marchandises. Il y a donc une possibilité que l’on ne peut négliger c’est que le prolétariat s’organise et lutte pour ses propres objectifs. C’est-à-dire d’avoir accès immédiatement aux ressources qu’il considère comme nécessaire pour sa survie (thune, santé, logement, etc.) tout en construisant la solidarité dans la lutte pour détruire l’économie et construire un monde qui n’est pas centré sur l’argent et le travail. Voilà notre perspective, non pas comme attente d’un grand soir où le paradis serait là, mais bien comme destruction du mode de production capitaliste, comme Révolution.

« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. »

Karl Marx, Friedrich Engels – L’idéologie allemande

1 https://www.lci.fr/economie/transport-maritime-le-prix-du-conteneur-a-t-il-ete-multiplie-par-cinq-en-un-an-2198660.html

2 https://www.lesclesdumoyenorient.com/Coronavirus-et-petrole-une-crise-geopolitique-dans-l-ombre-de-la-crise.html

 3 https://www.ladepeche.fr/2021/08/09/covid-19-pourquoi-la-pandemie-pourrait-entrainer-une-penurie-de-baskets-pour-les-fetes-9723360

4 https://www.angryworkers.org/2021/11/03/sergio-bologna-the-specific-character-of-todays-crisis/

5 https://leserpentdemer.wordpress.com/2021/03/20/les-bonds-de-l-etat/