Lettres d’Ukraine

On propose ici plusieurs extraits d’entretiens entre mars et avril 2022 qui permettent d’approfondir des éléments moins évoqués dans le reste du journal, publié sur les sites « Tous dehors » et « Une autre guerre ».

Extrait de « Lettres d’Ukraine – Partie 1 » paru sur tousdehors.net, 18 mars 2022.

On pourrait dire qu’une guerre marque un arrêt dans le cours normal de la vie, qu’elle est comme une irruption de l’exceptionnel dans le quotidien. À ton avis, dans quelle mesure la situation actuelle bouleverse-t-elle la société ukrainienne ? Les anciennes divisions politiques et sociales sont-elles maintenues et intensifiées ou, au contraire, assistons-nous à une restructuration rapide autour de nouvelles lignes de division ?

Ceux qui n’ont pas appris la leçon selon laquelle l’état d’urgence est la règle pensent percevoir une intensification évidente des lignes de division existantes. Ce n’est pas un hasard si les personnes coincées dans les villes occupées et encerclées sont disproportionnellement pauvres, et souvent âgées, bien que par ailleurs, des efforts considérables soient déployés pour dépeindre les travailleurs qui éteignent les incendies et nettoient les rues, tout cela sous des bombardements incessants, comme des héros patriotiques. Alors qu’en raison des énormes files d’attentes pour traverser les frontières, des personnes dorment dehors, d’autres sont purement et simplement rejetées parce qu’elles ont le malheur de venir d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie. Beaucoup de gens ont dû abandonner leur travail, alors que le gouvernement tente de convaincre les habitants des régions «pacifiques» qu’un retour à la normale s’impose. Il me paraît difficile de nier que la situation actuelle sert définitivement les forces réactionnaires. Les groupes nationalistes militarisés reçoivent un soutien croissant et sont de plus en plus normalisés. Les libéraux progressistes ont oublié leurs «luttes» pour la démocratie et adhèrent avec engouement à l’appareil d’État. Néanmoins, je vois aussi de nombreuses opportunités de radicalisation, car l’armée et la police, en procédant à la conscription générale et en interdisant aux hommes de sortir du pays, en arrêtant et en tuant les pillards sur place, montrent leur penchant pour la protection de la loi elle-même, plutôt que pour la survie de tout un chacun. Une fois que tu comprends que le système dans lequel nous vivons est aussi la cause de toute cette horreur, qu’il se nourrit de cette violence, une fois que tu le ressens dans ta propre chair, il est vraiment difficile d’écouter ces politiciens qui mobilisent la rhétorique des souffrances et du martyr éternel du peuple ukrainien en n’y opposant que des demi-mesures. […] Ce qui caractérise également la situation actuelle, c’est que les nationalistes autant que les démocrates libéraux ukrainiens n’ont absolument aucune solution sur le long terme. Les demandes de sanctions et de futurs réparations adressées à l’ensemble de la population russe et les appels à assassiner Poutine montrent que l’agencement impérial du monde se pense éternel. Les aides financières à l’Ukraine sont certes importantes, mais les espoirs que tout ceci se concrétise, après la guerre, dans une renaissance économique soutenue par la ferveur patriotique renouvelée et l’unité nationale sont tout bonnement chimériques. Il ne s’agit que de demi-solutions tant cette guerre est inextricablement liée à des déterminations économiques plus larges. Elle ne constitue en aucun cas un moment exceptionnel dans le fonctionnement soi-disant normal de l’économie mondiale, et si un traité de paix ou la mort de Poutine pourraient hypothétiquement mettre fin à cette guerre, ils n’empêcheront pas la Russie de contrôler de facto les anciennes zones d’influence soviétique.

Seul un mouvement de masse puissant des deux côtés de la ligne de front, qui se propagerait jusque dans les armées elles-mêmes et surgirait d’une étincelle encore indéterminable à l’heure actuelle, pourrait mettre un terme à cette situation qui a amené la guerre aux portes de l’Europe. Je rejette les catégories d’innocence et de culpabilité qui servent à justifier des inconscients politiques racistes et potentiellement génocidaires. Nous devrions plutôt chercher à multiplier et à étendre des îlots de résistance civile et à construire des communautés ouvertes. L’impérialisme est indissociable du nationalisme économique qui l’anime. Cette gestion économique des populations qui abandonne sciemment des millions de personnes à la mort, que ce soit avec la pandémie de Covid-19, la guerre actuelle ou le changement climatique à venir constitue le mode de gouvernance sous lequel nous vivons. Il ne pourra  être dépassé que dans une révolution construisant un monde radicalement nouveau.

Ma question va peut-être te paraître naïve, mais que reste-t-il du mouvement Euromaïdan de 2013-2014 ? La mobilisation par le bas d’un nombre croissant d’ukrainiens ne réactive-t-elle pas certaines énergies du mouvement ? La guerre d’annexion qui oppose la Russie et l’Ukraine s’inscrit dans des événements antérieurs. Avec la Révolution Orange en 2004, puis avec Euromaïdan en 2014, l’Ukraine a connu deux mouvements conséquents qui ont conduit à la chute d’un régime pro-russe.

Je ne pense pas que le mouvement Euromaïdan puisse constitué le bon point de départ pour analyser la situation actuelle. Les manifestations de 2004 sont restées cantonnées au rôle d’un «mouvement progressiste de lutte contre la corruption». Ce qu’on appelle la «Révolution Orange» a aussi vu l’essor des thèmes nationalistes qui tentaient de définir une ukrainité forte. De plus,  le mouvement de 2004 a profondément ancré dans les esprits l’idée que la corruption est la principale cause de la stagnation économique ukrainienne au lieu de montrer qu’elle est plutôt un symptôme révélateur de la faible rentabilité du capital dans les États postsocialistes. Je pense que tout mouvement de gauche qui considère la corruption comme sa principale cible de lutte mène une bataille déjà perdue en terrain ennemi.

Après une Révolution Orange relativement pacifique qui ne visait jamais qu’à reconnaître les résultats électoraux, les événements de l’hiver 2013-14 ont montré qu’il peut y avoir un mouvement de masse capable de combattre la police dans les pays de l’ex URSS. L’Euromaïdan lui-même ne peut être aisément classifié. Les revendications étaient multiples et le caractère très conflictuel du mouvement s’est intensifié au fur et à mesure que la répression policière sur les manifestants s’intensifiait violemment. Les manifestants n’étaient évidemment pas tous des militants d’extrême droite, mais on ne peut nier que nombre d’entre eux ont fini par s’accorder avec des groupes nazis pourtant relativement restreints en termes d’effectifs et par être influencés par leurs tactiques dans la rue, mais aussi par leur discours.

Après Maidan, la rhétorique d’extrême droite a

continué à se répandre, d’autant plus que de nombreux libéraux trouvaient approprié de moquer fièrement les déclarations de Poutine selon lesquelles l’Ukraine était gangrénée par des bandes de fascistes « partisans de Bandera [N.D.L.R. : leader nationaliste et collaborateur nazi durant la Seconde Guerre mondiale] ». Je suis relativement pessimiste quant aux perspectives ouvertes par structures de solidarité post-révolte. L’histoire de l’après-Maidan est un excellent exemple de la façon dont des milices de droite ont réussi à consolider leur pouvoir dans la rue, en établissant de nombreux contacts et en se dotant d’une relative influence au sein des institutions militaires, de la police et de l’État, tandis que divers groupes anarchistes ont lentement périclités ou sont même désormais pour certains ouvertement patriotes.

L’Euromaidan et l’invasion russe dans le Donbass qui a suivi ont permis l’émergence d’un gigantesque réseau de volontaires. Comme aujourd’hui, les initiatives politiques visant à renforcer l’armée étaient alors considérées comme extrêmement populaires. Ces réseaux souvent apolitiques ont fini par alimenter certains bataillons d’extrême droite qui avaient créé leurs propres centres de formation. Ils ont ainsi pu activement recruter des jeunes, souvent prêt à faire le coup de force dans la rue en tabassant par exemple des homosexuels.

Ce que vous ne lirez dans presque aucun article occidental vantant les performances de l’armée ukrainienne aujourd’hui et ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que l’entrainement, la maintenance et l’armement de l’Ukraine, ainsi que les exigences du FMI en matière de crédits accordés à l’État, sont en même temps les causes structurelles du démantèlement  des hôpitaux, du sous-investissement dans l’éducation, des pensions de misère pour les retraités, de l’absence d’augmentation des salaires dans le secteur public. L’austérité est aussi l’avenir qui attend l’Ukraine si elle est un jour acceptée dans l’UE.

Extrait de « Lettres d’Ukraine – Partie 3 » paru sur tousdehors.com

Nous avons appris que le gouvernement ukrainien, au nom de l’état d’urgence et en ayant recours à la loi martiale, a promulgué une série de lois qui restreint considérablement les droits des employés. Les employeurs peuvent faire passer la semaine de travail de 40 à 60 heures, raccourcir les vacances ou encore annuler les jours de vacances supplémentaires. Crains-tu que tout cela serve de base à une transformation plus radicale du droit du travail et des syndicats au nom de la guerre ?

Avant la guerre, l’Ukraine connaissait déjà un taux de chômage élevé, oscillant autour de 10%. La population active représentait 65,3 % de la population totale. Les questions relatives au sentiment d’incertitude face à l’avenir, qui s’étaient exprimé dans la forte présence des étudiants lors de l’Euromaïdan, se sont encore aggravées par la suite en raison de la vague d’austérité qui a touché le secteur public et particulièrement les universités. L’emploi informel est fort dans toutes les classes d’âges et les retraites de misères montrent que pour une bonne partie de la population, il n’y a quasiment aucun moyen de sortir de la pauvreté. Je crains que les lois « temporaire » sur le travail n’aient fait que légaliser des pratiques déjà existantes. Personne ne se soucie de ces réglementations alors que des millions de personnes ont dû quitter leur foyer et que les employeurs ont suspendu les salaires. Certes, le système économique a été perturbé, mais il s’est rapidement ajusté et continue d’affirmer son règne : les réfugiés tentent de trouver un travail, coûte que coûte, en se souciant peu des normes d’exploitation alors que le moment même qu’ils traversent est extrêmement éprouvant. Il est difficile de se prononcer sur la possibilité que ces restrictions perdurent après la guerre. Pourtant, cela ne serait pas surprenant, étant donné la nécessité d’augmenter la minuscule portion d’investissements étrangers et de mettre en avant les quelques industries rentables. Il est peu probable que les syndicats s’opposent à ces lois, car il n’existe pratiquement pas de mouvement syndical indépendant en Ukraine. Les organisations officielles post-soviétiques constituent des structures conservatrices vidées de toute substance oppositionnelle. Même pendant le soulèvement de 2014, il n’y avait pas eu de grève. Il est donc peu probable que des syndicats largement patriotiques se mettent soudainement à saper les efforts de guerre nationaux.

Nous nous intéressons aux pillages qui sont pour nous une certaine marque des conflits de classe, spécialement en temps de guerre. Nous avons entendu parler de répression des pillages par les milices citoyennes, et aussi par l’État. Peux-tu nous en dire plus ?

Il n’y a pas eu de pillages de masse avant l’invasion russe. Pire encore, les pillages n’étaient pas un élément important du mouvement Maïdan en 2014 ; ce mouvement était relativement ‘civilisé’ et les seuls pillages ont eu lieu à Kiev (les bâtiments que les manifestants utilisaient comme hôpitaux ou camps), et dans l’Ukraine occidentale après que s’est installée une dure répression : les commissariats étaient pillés, des voitures brûlées, etc., mais il n’y avait pas de pillage généralisé des rues commerciales.

[…]

J’ai entendu parler de pillages dans les premières heures du 24 février, juste après l’invasion, quand les banques ont cessé de fonctionner pendant un moment, et quand les gens ne pouvaient plus acheter les marchandises en diminution rapide. Une fois que l’avance russe a été ralentie et que la civilisation capitaliste a réaffirmé ses droits, le pillage est devenu plus dispersé mais extrêmement répandu ; les gens pillaient des petits magasins en quête de nourriture, de cigarettes ou d’alcool (il est illégal de vendre de l’alcool en temps de guerre en Ukraine), en petits groupes ou individuellement ; les gens s’introduisent dans les magasins d’électronique, dans les concessions automobiles ; et il y a aussi des plus grands groupes, pillant collectivement des plus gros magasins pour de la nourriture, ce qui est plus répandu dans les villes assiégées ou occupées. Je ne suis pas sûr de pouvoir donner des chiffres à ce sujet, mais j’ai vu au moins une centaine de pillards capturés et ligotés à des poteaux de téléphone, essentiellement par des civils, sans que la police soit impliquée, et plusieurs dizaines de vidéos de vidéosurveillance montrant des gens pénétrant dans des magasins. Si, au début, des arrestations ont pu être le fait de la police ou des milices nationalistes, à présent ce sont plutôt des citoyens faisant leur travail.

La population en général tend à soutenir ces mesures anti-pillages, essentiellement parce que les pillards sont souvent décrits comme des ‘maraudeurs’ (un terme plus grave, qui évoque le cambriolage de maisons privées et non pas de magasins abandonnés). Les rapports officiels mentionnent ce que les pillards ont volé, et ça développe cette conception du ‘maraudage’ dans des proportions importantes. Pour moi, il est tout à fait clair que les autorités ukrainiennes, en dépit de leurs déclarations sur l’héroïsme et le patriotisme, sont prêtes à sacrifier des milliers de personnes coincées dans les villes attaquées. L’État et la police ne se soucient pas de notre survie, ils se soucient de la survie de la loi en tant que telle, et de la survie de l’économie.[…]

As-tu entendu parler de désertions ou de refus de la conscription ? Y a-t-il des réseaux d’aide aux hommes qui voudraient éviter la conscription et peut-être fuir le pays ou se cacher ?

Je pense que tout le monde essaie de survivre de son côté, il n’y a pas d’effort de masse ici. Les gens se cachent dans les villages, se cachent dans des coffres de voiture pour essayer de passer la frontière, mais ceux qui sont pris par la police sont promenés publiquement [paraded around] comme traîtres : les hommes n’ont pas le droit de quitter le pays, et refuser de rester et de se battre est considéré comme une trahison. La conscription se fait de façon aléatoire, les gens sont attrapés dans leur chambre d’hôtel au moment même où ils arrivent de l’est, les gens sont arrêtés aux checkpoints, donc certains décident de s’engager volontairement dans des milices locales pour ne pas être envoyés au front. […]

Extrait « Pillages et milices » paru sur uneautreguerre.wordpress.com, 19 mars 2022.

À Kiev, la « défense territoriale » a été établie par quartier. Cette milice, semble-t-il relativement bien armée (gilet pare-balles pour tout le monde et armes automatiques) et encadrée par de prétendus « vétérans du Donbass », admet avoir pour objectifs « de contrôler les véhicules, vérifier les documents, rechercher les saboteurs, imposer le couvre-feu et empêcher tout pillage » (France24, 4 mars). La ville est quadrillée de checkpoints. […]

Un camarade évoque sur Twitter que « ce qui se passe, c’est essentiellement avoir ‘putain de peur’ des soldats et des checkpoints, et non pas ‘faisons confiance aux soldats’ ». Il rapporte de nombreux pillages lors de la chute de Kherson (2-3 mars), habitations abandonnées mais surtout petits magasins. (Il mentionne également, de son propre point de vue, l’inquiétude d’être arrêté à un checkpoint et intégré bon gré mal gré à l’armée). Selon lui, les autorités municipales se sont opposées à l’évacuation de Kherson ; ce sont les mêmes qui organisent « la chasse aux pilleurs et maraudeurs ». Le 28 février, il décrit une scène, photos à l’appui : « Un groupe de personnes étaient en train de piller un magasin ATB juste à côté d’une voiture brûlée à Mélitopol, avant qu’un type n’arrive avec un pistolet et leur dise de se mettre en file, en les filmant tous avec son téléphone. L’homme qui filmait criait ‘qu’est ce que vous êtes ? des putains de pauvres, des épouvantails’ aux pillards. » […]

Le camarade cité plus haut estime que « survivre à la guerre implique simplement que vous ne soyez pas pauvre, pas vieux, de ne pas avoir des saignements corporels périodiques, de ne pas être génétiquement éligible à la conscription, de ne pas avoir d’enfants ou autres parents, d’avoir une voiture avec le plein en permanence avec des marchandises et des dollars. Simple ». La guerre, entraînant immédiatement un renchérissement des marchandises et d’énormes difficultés d’approvisionnement, touche logiquement les pauvres d’abord ; dès lors, le pillage se développe comme activité de survie. Il est instructif de voir la réaction de l’État et des milices sur lesquelles il s’appuie : la préservation de la propriété privée passe avant la survie de la population.

« Entretien avec A. » paru sur uneautreguerre.wordpress.com, 23 mars 2022.

Les prix ont-ils beaucoup augmenté ?

Comme les taux de change ont été gelés, la monnaie ukrainienne est en ce moment dans un étrange capharnaüm. Officiellement, les prix sont à peu près les mêmes, avec de légères hausses pour les aliments de base. Mais dans les magasins d’alimentation ou sur les marchés, les denrées sont de 10 à 30 % plus chères. Même s’il y a parfois des augmentations drastiques – c’est le cas de l’essence par exemple, qui coûte parfois 150 % de son prix d’avant-guerre –, l’État essaie de contrôler les prix ; le principal problème est la disponibilité des marchandises. Quelques stations essence manquent encore de certains carburants. Même dans les villes loin du front, les rayonnages des magasins manquent parfois de certaines denrées. Les hausses de prix se voient plus souvent dans les villes les plus proches du front, mais la principale inquiétude est celle de se retrouver dans un magasin avec uniquement des produits de luxe, toutes les marchandises bon marché ayant été achetées depuis longtemps. Ce n’est que ma propre vision limitée des choses pour l’heure ; l’instabilité pourrait produire une aggravation des problèmes d’approvisionnement dans certaines régions.